Devant ton écran

Digitaline (entretien avec Christine Love)

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Loin de n’être qu’un poison, à la dose idoine la digitaline est un cardio-tonique, utilisé dans le traitement de diverses affections du cœur comme l’insuffisance cardiaque. Christine Love, auteure du remarquable Digital (si ce n’est déjà fait, tu peux lire le bien que j’en écrivais il y a quelques semaines) serait-elle la digitaline des vieux geeks, soulageant leur cœur en chantant l’hymne doux amer des amours online ? C’est surtout une jeune artiste fascinée par la narration d’aujourd’hui et les premiers pas de l’internet, une apprentie game-designer consciente de ses limites, mais qui cherche  à émouvoir le joueur de manière originale, mêlant suspense, émotion et interactivité pour construire une fiction à la fois ludique et profondément humaine. Elle a gentiment accepté de se confier à toi. English version included (with fully engrished questions), just scroll down dear visitors.

En quelques mots, qui est Christine Love ?

Christine Love : Je suis une étudiante en littérature anglaise de vingt ans, mais avant tout j’écris de la fiction. J’écris des histoires courtes, des nouvelles, j’ai écrit un roman, et les jeux vidéo ne sont qu’une extension de tout cela. Ce qui m’intéresse le plus c’est de m’amuser avec la narration et les points de vue.

Comment définiriez-vous Digital ? Est-ce que c’est un jeu vidéo ? Une histoire interactive ? Doit-on vous appeler écrivaine ou gamedesigner ? Si tant est que la question ait de l’importance.

CL : Je pense que beaucoup de gens considèrent que c’est un jeu, et je ne vais pas les contredire. Digital s’intéresse assurément plus à la narration qu’au « gameplay » traditionnel ; mais dans ma manière de créer l’histoire, et de penser son déroulement, j’ai travaillé comme un créateur de jeu vidéo sur un niveau. Si elles sont imbriquées dans l’histoire, je n’ai pas oublié de mettre des énigmes que le joueur doit résoudre pour progresser.

En tant qu’écrivaine, je n’ai pas eu beaucoup de soucis avec la création de Digital. Par contre, en tant que game-designer… c’était un véritable apprentissage. Je ne pouvais plus me contenter de mots pour provoquer les sentiments du joueur ; il fallait que je le fasse agir d’une certaine façon. Que ce soit un jeu vidéo ou une histoire interactive, ou quoique ce soit d’autre, c’est avant tout une narration qui dépend des actions du joueur.

Qu’est-ce que la forme ajoute à l’histoire ? Est-ce une manière d’obtenir plus d’attention de la part du joueur ?

CL : La forme est essentielle je pense. L’histoire n’aurait jamais fonctionné si elle n’avait pas suivi la forme. Ma plus grande priorité était de m’assurer que rien ne rappelle aux joueurs qu’ils sont en train de jouer à un jeu. Ce qu’il y a de mieux dans une histoire d’amour c’est que vous commenciez vous-même à éprouver des sentiments, et dans une intrigue mystérieuse, le meilleur est d’essayer de résoudre l’énigme par vous-même. Digital force le joueur à faire les deux à la fois.

Vous définissez-vous comme une geek ? Etes-vous une trekkie ? Vous passionnez-vous pour les moindres détails de l’intrigue des Final Fantasy ? Ou au contraire êtes-vous une observatrice extérieure ?

CL : Oh je suis une énorme geek. Voilà, je suis programmeuse et écrivaine de science fiction, je ne peux pas faire autrement. Et j’ai participé à pas mal de discussions minutieuses sur les subtilités de Star Trek. J’espère que je l’ai fait de manière plus intelligente que le personnage de Digital

J’ai l’impression que les années 80 étaient un âge noir de la science fiction, avec l’apparition du cyberpunk, d’histoires sombres et grinçantes. En utilisant ce cadre, un de mes plus grands défis a été d’embrasser cet aspect de la culture de l’époque. Un des personnages défend la valeur littéraire de Neuromancer… Tous ses posts viennent de notes que j’ai prises pendant le cours d’un de mes professeurs…

Arrêtez-moi si je me trompe, mais vous n’étiez-pas née en 1988. Pourquoi être attirée par cette période ? Est-ce que vous voyez cette époque comme une sorte de Far-West digital, une période mythique où les hackers étaient des pionniers ?

CL : Je suis de fin 1989 ! Alors oui, pour moi cette période n’existe que comme contexte historique. Et quel contexte. « Far West digital » me paraît un terme approprié.

C’était une époque où online tout était neuf et excitant, et la loi fonctionnait comme dans le vieil ouest. Rien que la fraude téléphonique a quelque chose de fascinant. Il y avait toute une subculture, extrêmement sociale, de gens avec des compétences techniques poussées… Toute cette scène a évidemment disparu parce que l’internet a rendu les communications longue distance peu coûteuses et faciles pour tout le monde. Aussi cela n’a plus de raison d’être.

A chaque fois que je lis ce genre d’histoires – et j’ai fait pas mal de recherches pendant que je faisais le jeu —  à propos de ces débuts pré-internet, j’ai du mal à ne pas avoir une vision romantique de l’époque. Toutes ces histoires sur les vrais  hackers se terminent mal, mais elles ne pourraient pas avoir lieu aujourd’hui : nous ne sommes plus émerveillés ou fascinés par la manière dont l’infrastructure fonctionne, et la culture qui célébrait tout cela a disparu depuis longtemps.

A l’époque où je passais mon temps à chatter, je me sentais très seul… J’ai peut-être tort, mais je pense que beaucoup de gens sont dans ce cas. Est-ce que Digital essaye d’évoquer cette solitude sur internet ?

CL : Je dirais que c’est l’envers du romantisme. Même si vous n’étiez pas un hacker, ce que vous aviez probablement en commun avec les gens de l’époque (merci de me vieillir, NDLR) : la solitude et l’angoisse adolescente. C’est une culture de personnes qui se sentent comme hors-jeu, mais même auprès d’autres gens comme soi, il est fréquent de se sentir étranger. Je voulais que le joueur commence par être un peu perdu. Il n’y a pas de but au départ, et vous incarnez un étranger qui découvre des communautés pas forcément accueillantes. Et même quand vous finissez par avoir un objectif, vous n’établissez de réelle connexion émotionnelle qu’avec un seul personnage.

Digital est une histoire d’amour désespérée. Même lorsque vous établissez cette réelle connexion sentimentale, il faut attendre patiemment la réponse, et évidemment il y a toujours la crainte que l’autre disparaisse. Quoiqu’il arrive, il reste un blanc entre les gens, mais quand on est online la distance émotionnelle est amplifiée. Si la distance est toujours là entre les personnes, que ce soit en amour ou dans d’autres rapports, même quand il ne s’agit pas d’une « relation à distance » à proprement parler, ce genre de relations est peut-être le meilleur moyen d’explorer les relations humaines.

Vous essayez d’émouvoir le joueur. Il y a-t-il des jeux que vous trouvez sincèrement émouvants ?

CL : C’est difficile de répondre. Les jeux vidéo sont très forts pour susciter des émotions comme le triomphe ou l’horreur, mais d’ordinaire ils n’essayent pas de vous faire tomber amoureux ou d’évoquer la perte. Je peux penser à de nombreux jeux qui m’ont fait éprouver de merveilleuses impressions de victoire, qui m’ont fait sentir de la détermination, de la curiosité, mais ce n’est pas ce qu’on entend généralement par émouvant…

L’exception qui me vient est une fiction interactive : Photopia. (qui est absolument merveilleux, je te le garantis, et je te promets de t’en parler sous peu, note de ton bavard serviteur, ou NDTBS).

Tu peux poser des questions à Christine sur Formspring, on arrête pas le progrès dans les sites sociaux…

Now it’s time for the unedited english version including genuine engrish questions for your enjoyment :

Could you introduce yourself  ? Who is, in a few words, Christine Love ?

I’m a 20-year-old English literature student, but foremostly, I’m a writer of fiction. I write short stories, novellas, a novel, and computer games are really just an extension of that for me. Nothing interests me more than playing with narrative and perspective

How would you define Digital ? Is it a videogame ? An interactive story ? Shall we call you a writer or a game-designer ? Or maybe these labels don’t mean much nowadays…

I think a lot of people call it a game, and I’d be remiss to argue with that. It’s certainly more focused on narrative than it is around traditional « gameplay »; but designing the way the story unfolded certainly was exactly like a video game designer would create a level. They’re intertwined into the narrative, but there’s certainly puzzles that the player has to solve in order to progress.

As a writer, Digital was fairly easy to create. But as a game designer… it certainly was a learning experience. I can’t just rely on words to evoke the player’s feelings; it’s done just as much by making the player act in a certain way. Whether it’s a video game or an « interactive story » or whatever have you, it’s definitely a narrative that depends on the player’s actions.

What does the form you use bring to the story of Digital ? Is it a way to get more focus from the reader / player ?

Everything, I think. The story never would have worked if it didn’t follow the form. The biggest priority I had was to make sure the player was never reminded during the story that they were just playing a game. The most fun part of a love story is when you develop feelings yourself, and the best part of a mystery story is trying to solve it yourself; Digital forces the player to do both.

Would you define yourself as a geek ?  How do you fit within the whole geek culture ? Are you a Trekkie, do you obsess over Final Fantasy minor plot points ? Or are you just an outside observer ?

I’m definitely a major geek. I mean, I’m a programmer and a science fiction writer; you kinda have to be. And I’ve certainly been part of many long discussions about the finer points of Star Trek minutia… although hopefully more intelligently than what appears in Digital!

I think the ’80s were a real dark age for science fiction, with the rise of gritty Cyberpunk stories; the greatest challenge in writing a story in that era was embracing that element of the culture. That one character, the defender of Neuromancer’s literary value? All their posts come from one of my professor’s lecture notes.

Correct me if I’m wrong but you weren’t born in 1988. Why are you attracted to that period ? Do you view these times as a kind of Digital Far West, a mythical time when hackers were sort of pioneers ?

I was actually born in late 1989! So yes, this is a period that really only exists in a historical context for me. And what a history it is; « Digital Far West » is a great way of putting it.

This was a time where everything online was new and exciting, and the law worked pretty much as well as it did in the old west. The telephone fraud aspect alone is absolutely amazing; this is an incredibly social, incredibly technical competent subculture… that couldn’t exist today, because the internet’s made long distance communications cheap and easy for everyone. It’s now all irrelevant.

Every time I read people’s stories– and I did a lot of research specifically while making the game– about those early pre-internet days, it’s hard to not look at the era romantically. None of the stories about actual hackers ever end well, but they’re also stories that couldn’t ever happen today: there’s no awe and wonder at the way the infrastructures work, and the culture that celebrated that is long gone.

Back when I spent a lot of time chatting on the web, I was feeling very lonely… So I might be wrong, but I feel in a way Digital is about the loneliness of being online, waiting for something wonderful to happen… Is it something you tried to evoke ?

I think that’s the flip side of the romanticism. Even if you weren’t a hacker, there was one thing you probably had in common with everyone else from that era: loneliness and teenage angst. It’s a culture of people who feel like outsiders, but even among other outsiders, it’s easy to be a stranger. I wanted the player to be confused at first; there’s no purpose at all, you’re very much an outsider to the communities that you discover. And even when you have a sense of purpose, you’ve only ever made a real emotional connection with one person.

The love story is definitely a sort of desperate one. Even when you can make a real connection, it’s hard to wait patiently for that response, and scary if they disappear on you. I think that gap between people exists no matter what, but when you put it online, the emotional distance becomes exaggerated. There’s always a distance between people, in love or otherwise, even if it’s not a « long distance relationship », but what better way to explore that?

You obviously try to move the player. What games – if any —  do you find genuinely moving ?

That’s a hard question to answer. Video games are VERY good at eliciting emotions like triumph or horror, but they usually don’t try to make you fall in love or experience loss. I can think of many games that have made me feel a wonderful sense of triumph, or determination, or curiousity, but that’s not the same as being moving.

The one exception I can think of is a piece of interactive fiction: Photopia.
Here’s a link to Christine’s Formspring. Which is a social site where you can ask questions. Would the internet please stop evolving so that people over 30 remain able to follow ?

Written by Martin Lefebvre

8 avril 2010 à 17:09

4 Réponses

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  1. […] Entièrement gratuit, Digital : A Love Story est un programme précieux, superbe lettre d’amour aux débuts de l’ère des réseaux, qui vaut largement que tu prennes le temps de te laisser charmer. Si tu veux en savoir plus sur la démarche de la créatrice, l’entretien est ici. […]

  2. Ah bien!
    Je suis content d’avoir un entretien de Christine Love. C’est fou, je me sens vieux maintenant de savoir qu’elle a à peine 20 ans et qu’elle a réussi à monter un tel projet!

    C’est vrai que j’émets quelques réserves sur le level-design… (toi aussi d’ailleurs). A mon petit avis, elle aurait dû copiner avec un geek level-designer.

    Ce que j’aime beaucoup dans Digital Love, ce sont les sons. Sans doute parce que je reconnais un peu de mes sons quand je jouais encore à la NES ou à l’Atari de mon père môme et que ça rappelle des souvenirs.

    Numerimaniac

    8 avril 2010 at 19:12

  3. […] des jeux d’aventures textuels aux énigmes biscornues d’il y a vingt ans. Et voici qu’une jeunette de vingt ans – il est vrai elle-même auteure d’un remarquable récit interactif — me conseille de […]

  4. […] Digital? Splendid interview with Christine Love about it. For those who don’t speak French, scroll down to see the English version. I probably write […]


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