Devant ton écran

Espace noir, 2 (L.A. Noire)

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Lors de notre première excursion dans les rues du Los Angeles noir, nous avons goûté l’ambiance, et arpenté le vide de la métropole étalée comme un gigantesque décor drive-in. Poser la question du décor à L.A., c’est nécessairement croiser le septième art. L.A. Noire est pétri d’influences cinématographiques, parfois très directement citées comme Chinatown ou L.A. Confidential, ou encore les classiques du noir projetés un peu partout dans la ville. Pour autant, contrairement à Quantic Dream par exemple, Team Bondi ne semble pas être dans un rapport de révérence au septième art. En un sens, c’est peut-être parce que dans son écriture le jeu s’inspire plus des séries que du cinéma classique. Lorsque Phelps travaille un moment au commissariat d’Hollywood, il s’intéresse plutôt à des jazzmen toxicomanes ou à des intellectuels fellow-travellers qu’au monde des studios. La vedette américaine s’appelle Mickey Cohen, plutôt que Mickey Rooney. Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cette relative absence du cinéma : volonté de coller aux thématiques du noir, espace laissé à une suite toute trouvée (Hollywood Noire ?), prudence nécessaire pour ne pas froisser les grands studios… Pourtant, le cinéma apparaît de manière significative à plusieurs reprises dans le jeu, de façon suffisamment ambigüe pour qu’on hésite entre l’hommage et la pichenette. Et c’est à chaque fois une question d’espace, de décor, qui problématise les relations entre le jeu et le film. Ce second volet de notre enquête révèle des éléments de l’intrigue, et risque de gâcher quelques surprises à ceux qui n’ont pas achevé au moins le bureau des homicides.

Le cas le plus complexe est au début du jeu, lorsque Phelps enquête sur une tentative de meurtre déguisée en accident, impliquant une bande de ratés : une actrice sur le retour, un metteur en scène de série B, une débutante trop candide… On ne peut pas dire qu’Hollywood soit présenté sous son visage le plus glamour. Il y a quelque chose de décomplexé qui traverse L.A. Noire. Les moqueries sur tel studio qui n’aurait pas survécu à la transition du parlant sonnent comme des provocations à l’égard du cinéma, mais aussi comme une déclaration d’intention. L.A. Noire pose le jeu vidéo comme alternative narrative au cinéma.

Que dire aussi de la présence du titanesque décor en ruines d’Intolerance, palais babylonien en trompe-l’œil, dans lequel le jeu nous emmène à deux reprises. Là encore, la citation se situe entre hommage et révérence. Le film de Griffith, colossale entreprise, ambition industrielle autant qu’artistique, est un four monumental. La  présence absurde de ces colonnades cyclopéennes en toc qui surgissent dans un quartier de lotissements est peut-être d’abord une moquerie, un signe que l’heure du cinéma touche à sa fin, ou du moins que certaines de ses ambitions sont démesurées. C’est aussi une manière d’hommage, car après tout, cette démesure est partagée par Team Bondi qui a sa manière se construit un décor encore plus colossal, fût-il composé de polygones. C’est enfin une un détournement ludique de ce lieu mort, qui devient terrain d’un jeu de plateforme. L.A. Noire reconnaît l’héritage du décor cinématique, mais le dépasse et l’adapte à ses besoins de gamedesign.

C’est par l’open world que Team Bondi pose la singularité du jeu vidéo par rapport au cinéma. Le décor d’Intolerance est un lieu pensé pour la clôture du regard, conçu pour être vu selon l’angle de caméra  choisi par le metteur en scène : un lieu-ornière. Derrière le décor on s’apercevrait que les murs sont en carton et que les colonnes cachent des échafaudages métalliques.  Au contraire, L.A. Noire offre un espace continu, ouvert : hors du décor, il y a encore du décor, il y a la ville, qui s’étend tentaculaire. Pour le joueur, c’est un véritable vertige de passer ainsi de l’intérieur d’un lieu du crime à l’ouverture urbaine. Le lieu s’imprègne de son pourtour, on est loin de la clôture du plateau. Evidemment, le jeu est obligé de délimiter certains espaces d’investigation, que ce soit par le biais des piquets de police ou de la petite musique qui tient lieu à Phelps d’intuition. Mais le lieu clos est prêt à s’ouvrir, il est vrai peut-être trop rarement, que ce soit par une poursuite, ou dans certaines des cas les plus réussis par une enquête de voisinage ou un jeu de pistes.

En un sens L.A. Noire, et le jeu vidéo dans son ensemble, tendent à ignorer le montage et à lui substituer le plan séquence. Le jeu ne va d’ailleurs pas au bout de son idée, notamment par le biais de cinématiques qui changent totalement le point de vue : rustines narratives aussi commodes que regrettables. Il n’en demeure pas moins que la déclaration d’indépendance au cinéma est formalisée par un autre épisode.

Enquêtant toujours sur l’accident mis en scène, Phelps et son partenaire se retrouvent chez un fournisseur d’accessoires cinématographiques. C’est l’occasion d’un véritable morceau de bravoure baroque, brillant jeu sur l’illusion comique. D’abord c’est la traversée d’un entrepôt, véritable capharnaüm, inventaire du mobilier (on retrouvera plus tard le même bric à brac dans les locaux d’une entreprise de déménagement, ce qui est bien normal puisque dans l’univers diégétique, fiction et réalité se confondent), mais aussi évidemment lieu un peu magique, fascinante caverne d’illusionniste. Seulement le regard de Phelps, et partant celui du joueur, va mettre à mal l’illusion cinématographique pour affirmer peut-être pas la supériorité de l’illusion vidéoludique, mais au moins sa différence. Au fond de la cour, l’accessoiriste possède un studio privé destiné à des films pour adultes. Scène miteuse et étriquée, le plateau est le lieu du voyeurisme plutôt que de l’illusion : c’est l’acteur plutôt que le spectateur qui est trompé, puisque certains ébats sont filmés en douce à travers un miroir sans tain. Mais le joueur ne s’y laisse pas prendre, il a le pouvoir révolutionnaire de voir derrière la caméra, et cela de manière totalement littérale : Phelps défonce d’un coup de pied une toile en trompe-l’œil et pénètre derrière le miroir sans tain, il met à nu la caméra cachée et tout le dispositif cinématographique. L.A. Noire met ainsi en abyme sa relation au cinéma et sa conception de l’espace comme lieu d’exploration, d’appropriation, plutôt que comme plan d’un regard auctorial.

Enfin, le cinéma fait son retour de manière apparemment anecdotique dans le dernier acte du jeu. Il s’agit de l’emploi comme matériel de construction d’un boisage récupéré sur les plateaux d’un studio en faillite. A Los Angeles, on construit en toc pour faire face à la croissance d’une ville-monstre qui absorbe chaque année des milliers de nouveaux arrivants, et qui en 1947 doit en sus loger les G.I. de retour au foyer. Ce détail est évidemment signifiant à plusieurs niveaux : c’est d’abord un symbole de la ville-champignon poussée autour de Hollywood, centre d’une industrie cinématographique mondialisée. Mais aussi une manière d’avouer que le L.A. de polygones un gigantesque décor de cinéma, constitué d’une matière illusoire. Mais tout virtuel soit-il, il est peut-être plus solide, plus permanent : ne montre-t-il pas des hôtels en brique, Absolutely Fireproof, comme l’annoncent les réclames de l’époque ? Team Bondi nous promet, sans doute un peu crânement, une illusion vidéoludique plus durable et plus complète que celle qu’offre le cinéma.

Le boisage en toc est aussi un des éléments d’un questionnement politique de l’espace urbain, au cœur du jeu. C’est ce que nous examinerons dans le troisième volet.

Written by Martin Lefebvre

17 juin 2011 à 18:45

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