Devant ton écran

Espace noir, 3 (L.A. Noire)

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Troisième et dernière étape de notre périple dans les rues du Los Angeles de 1947. Après avoir arpenté le vide ontologique de la cité des anges, nous avons montré comment Team Bondi espérait remporter le duel d’illusionniste avec son aîné, le cinéma. Il s’agit à présent de montrer comment l’espace ludique permet de faire sens. Pour cela nous nous intéresserons plus particulièrement au dernier tiers du jeu — sans hésiter à révéler des éléments clefs de l’intrigue, prudence, donc  — et à la manière dont il permet de relire ce qui précède. Nous examinerons avant tout deux aspects marquants de ce final : d’abord la dimension politique du scénario et de sa mise en espace, qui soulèvent des questions très contemporaines, et ensuite le tragique qui imprègne le parcours de Cole Phelps.

Ouvrir l’espace à l’exploration, permettre au joueur de s’en imprégner, à quoi bon ? Si elle ne conduisait qu’à une jouissance dépourvue de sens, l’indépendance du jeu vidéo au cinéma défendue par Team Bondi pourrait paraître tristement gratuite (mais existe-t-il des plaisirs gratuits). La distinction entre un art noble, auctorial, et un pur divertissement serait maintenue. Ce n’est pas le cas, puisque le Los Angeles de polygones est chargé de significations. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le choix de l’année 47 n’est pas un refuge pour une société américaine qui chercherait à retrouver l’innocence d’une puissance utilisée dans une « guerre juste », ou qui se plongerait avec délice dans la nostalgie d’une période de plein boom économique et culturel afin d’oublier la crise. Au contraire, L.A. Noire aborde des questions politiques brûlantes d’actualité : les horreurs de la guerre, le retour des soldats, la question du logement sont des problèmes dont on ne peut nier l’importance dans la société américaine contemporaine. Questions qui semblent originaires, et que le retour dans le passé ne permet pas d’effacer. Le rêve américain n’a jamais eu d’innocence.

Los Santos (GTA : San Andreas)

En quoi l’espace vidéoludique est-il particulièrement propice à ce questionnement politique ? C’est que le jeu vidéo permet à son joueur de traverser l’espace social, d’en percevoir les barrières, de visualiser les frontières, les linéaments du corps sociologique de la ville. Un des jeux qui réussissait peut-être le mieux ce résumé des violences sociales était GTA : San Andreas, dont le Los Santos résumait et condensait Los Angeles, des ghettos ethniques aux plages chics, des zones industrielles à downtown.

L.A. Noire adopte un autre point de vue sur Los Angeles, en reproduisant plutôt fidèlement une tranche de la cité dans les années 40. Ce parti-pris naturaliste ne cherche pas la condensation symbolique, et d’ailleurs la ville paraît plutôt comme une grande banlieue homogène, même si des disparités locales existent : Hollywood et ses palmiers, downtown et ses immeubles institutionnels, l’est plutôt industriel… Los Angeles demeure une ville amorphe, comme déliée par la largeur de ses rues, une gigantesque ville-embryon où la différenciation cellulaire ne serait pas tout à fait finie. Par ailleurs, les lignes sociales semblent peu marquées, malgré l’existence de certains enclos de luxe ou de pauvreté, comme le bidonville installé sous un pont dans lequel Phelps vient chercher le témoignage d’un soldat vétéran, manière pour le jeu d’annoncer le thème du relogement des anciens combattants.

Jack Nicholson enquête dans Chinatown

Le dernier acte du jeu s’inspire de l’intrigue du Chinatown de Polanski (allant jusqu’à citer au détail près des scènes, et à donner à un sosie de Nicholson vieillissant le rôle du méchant) et raconte une magouille immobilière de haute volée, digne du Paris balzacien. La comparaison avec le modèle cinématographique permet une fois de plus de distinguer les singularités du jeu vidéo. Le joueur ne se contente pas de suivre l’investigation, il est libre de placer son regard, de déambuler dans un décor significatif. Il peut ainsi mesurer pour lui-même l’ampleur du chantier qu’est Los Angeles : parcourir les longues rues à bâtir, explorer les lotissements fraîchement habités, voir les ouvriers travailler sur les squelettes des pavillons à venir.

Le  jeu propose la synthèse de cette démarche quand il demande de manière très classique, mais extrêmement efficace, au joueur de relier les points, et de découvrir par une superposition de cartes la vraie histoire de l’espace qu’il vient de parcourir : histoire de conflit d’intérêt, de spéculation, d’illusion vendue à un public de dupes. Histoire d’autant plus marquante qu’on en a habité les lieux.

Fire Walks With Me : La ville tragique

Mais Cole Phelps habite-t-il réellement la cité des Anges ? Tout porte à croire qu’il est plutôt en train de la hanter, de la même façon que la hantent tous les paumés qu’il arrête ou qu’il traque, matelots réformés pédophiles, jazzmen junkies, clochardes alcooliques… Sous ses airs de gendre idéal un rien crispé, l’étoile montante du LAPD est un freak parmi les autres, qui a laissé son humanité sur un îlot du Pacifique, et pour qui la quête de justice est avant tout un moyen de se fuir. Petit à petit, par le biais de flashbacks, le jeu nous fait comprendre que bien que médaillé, loin d’être un héros, Phelps était un chef velléitaire et veule, et qu’il est responsable d’un crime de guerre : le massacre de civils japonais passés au lance-flammes dans une grotte transformée en hôpital.

Jack Kelso

Si cette révélation est tardive, elle devient de plus en plus pressante à mesure que le récit culmine vers une conclusion tragique. La dégradation de Phelps qui passe au bureau des incendies est pour le personnage une condamnation sans appel du destin : il n’échappera pas à la confrontation avec sa faute, et la fêlure l’entraînera à la rupture. Il en perdra même son statut de héros au profit de son opposé : le pragmatique et courageux Jack Kelso. Le jeu atteindra un degré d’horreur inédit à ma connaissance avec la représentation graphique de cadavres d’enfants, dont certains carbonisés et littéralement déformés – en prière – par le feu. Pas trace pourtant de voyeurisme ou de gratuité. C’est au contraire un parti-pris naturaliste qui transparaît, le jeu donnant à voir les conséquences d’une double violence : s’il y a rappel des horreurs guerrières, la violence est la conséquence d’un appétit économique. Les maisons flambent pour favoriser une cabale d’investisseurs.

La tragédie de Phelps est peut-être d’autant plus marquante qu’elle s’inscrit dans l’espace urbain. J’ai déjà relevé la mention Absolutely Fireproof qui sert de réclame à bon nombre d’hôtels. Après tout, c’est de bonne guerre quand on sait que San Francisco, la rivale du nord, a été dévastée par un incendie quarante ans plus tôt. Mais n’est-ce pas surtout pour Phelps un vœu inconscient, le fantasme d’une ignifugation générale pour exorciser sa faute ? On pourrait presque croire ces signes nés de l’esprit tourmenté du personnage, fruits délirants d’une focalisation interne. Si Kelso les voit aussi, après tout il partage avec Phelps le traumatisme, faute d’en porter la responsabilité.

L’espace noir, c’est Cole Phelps fonçant toutes sirènes hurlantes à travers les ossements de pavillons vers les volutes de fumée noire, arrivant toujours trop tard, et devant se contenter de traquer l’incendiaire alors qu’il sait bien au fond, qu’à la manière d’Œdipe le seul coupable possible au bout de l’enquête c’est l’enquêteur lui-même.

« La pitié et la crainte » aristotéliciennes nous frappent en bout de course, lorsque Phelps se sacrifie, noyant ses fautes dans un torrent d’eau usagées, seul peut-être capable d’éteindre la culpabilité qui le consumait et de suturer la béance ontologique d’un espace tragique, Los Angeles la noire.

Written by Martin Lefebvre

19 juin 2011 à 12:38

4 Réponses

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  1. […] Le boisage en toc est aussi un des éléments d’un questionnement politique de l’espace urbain, au cœur du jeu. C’est ce que nous examinerons dans le troisième volet. […]

  2. Merci pour cette série d’articles. Ça donne à voir le jeu sous un autre angle grâce à ton cheminement, de plus j’ai été soufflé au niveau technique, les visages des personnages sont hallucinants, sans parler de photo-réalisme on a en tout cas l’impression de faire face à de vrais humains et non pas des « NPC » ou autres.

    larevuedekaelis

    20 juin 2011 at 10:47

  3. […] du pays qui l’abrite (le Los Angeles de la fin des années 1940, reproduit ici « grandeur nature« ), avant de nous mettre dans la peau de l’inspecteur/avatar, ce dernier nous […]

  4. […] qui imite la prière. Le rappel de sa faute se fait d’abord de manière métaphorique (voir l’excellente analyse de ce thème sur Devant ton écran) puis de manière de plus en plus concrète et pressante, quand on se trouve finalement confronté […]


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